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"Bold." | Mobilité avec Nicolas Brusson, Co-fondateur et CEO de BlaBlaCar

Certains individus parviennent à façonner le monde dans lequel nous vivons. Pourtant nous n’avons tous que 24 heures par jour. Comment font-ils ? Quelles sont leurs méthodes ? Leurs stratégies ? "Bold." explore l'ADN et les stratégies des individus qui transforment leur secteur. Aujourd’hui, rencontre avec Nicolas Brusson, CEO et co-fondateur de BlaBlaCar, leader mondial de la mobilité.

Entretien de Nicolas Brusson avec Seyna

BlaBlaCar aujourd’hui, c’est 80 millions de passagers annuels - dont 80% hors de France, 253 millions d’euros de chiffre d’affaires, une rentabilité atteinte depuis 2 ans, 800 collaborateurs, 21 marchés, 2 millions de tonnes de CO2 évitées par an, … et tout cela grâce à une seule et même plateforme technologique.

Aujourd’hui, nous revenons sur la méthode et la stratégie qui ont permis l’émergence du géant de la Mobility-as-a-Service. 

Nicolas, le covoiturage vous en avez fait une évidence. Mais si on se remet dans le contexte de 2007 : i) prendre un inconnu, ii) rencontré sur internet, iii) dans l’espace confiné d’une voiture, c’était presque une mauvaise idée. Raconte-nous par où tu commences dans ces cas-là ?

Tu as raison, on n’était pas loin du faux-départ. J’ai rencontré Fred, mon cofondateur en 2006. Il faut se dire qu’à cette époque l’iPhone n’existait même pas encore. Internet gagnait du terrain mais on était encore loin de ces dynamiques de pair-à-pair qu’on a vues émerger par la suite.

BlaBlaCar ne s’inscrivait donc dans aucun grand mouvement de marché. Il n’y avait aucune narrative de masse dans laquelle nous insérer pour donner de la légitimité à notre idée.

Entre les années 2000 et 2010, la grande logique dont raffolaient les entrepreneurs et les fonds était de prendre des business qui fonctionnaient offline, et de les mettre online. C’était le cas du E-Commerce par exemple. Tu as un bon produit que tu vends bien en physique, mets-le en ligne et vends le à grande échelle. Mais ce n’était pas du tout notre cas.

Pour les gens, on créait un service d’autostop, c’est-à-dire un concept qui fonctionnait déjà mal dans les années 1970 - qu’on allait en plus mettre en ligne. A la rigueur, si le service avait existé aux US, ça aurait pu nous aider à évangéliser le modèle mais ce n’était absolument pas le cas. On passait donc un peu pour des illuminés, même à l’INSEAD où on étudiait à cette époque. Je me souviens qu’ils nous avaient dit que si on arrivait un jour à rassembler 100 000 usagers, on aurait réussi à agglutiner la quasi-totalité des marginaux et hippies de France et de Navarre. Aujourd’hui, BlaBlaCar c’est 80 millions de voyageurs.

Donc oui, on a entamé la “phase garage” presque trop tôt. Pour nous, elle aura duré presque 4 ans. Les choses ont basculé pour BlaBlaCar à partir de 2011/2012, à la sortie de crise du NASDAQ. A cette époque, les investissements revenaient en force, notamment dans l’innovation technologique. A ce moment-là, Sequoïa investit dans Airbnb. Et là tout à coup, la Sharing Economy faisait la une du Financial Times, le monde allait être entièrement chamboulé. On a donc été projetés sur le devant de la scène, ce qui a amorcé le second chapitre de BlaBlaCar.

En résumé, essayer d’inculquer une vérité à tout un marché, c’est long et compliqué. Mais si vous arrivez à vous intégrer dans un courant de marché en tant que précurseur, cela permet d’asseoir votre légitimité.

Donc là, c’est le kick-off des opérations. Après 4 ans à prêcher la bonne parole, tu sens que ça commence à mordre. Vous levez 100m€, ce qui était colossal pour l’époque. Qu’est-ce qu’il se passe dans vos têtes ? Quelle est la prochaine étape ?

Effectivement, c’est le début d’une période d’hyper-croissance pour BlaBlaCar. Heureusement, le fait d’avoir eu ces quatre années de “préparation”, nous a permis de roder et stabiliser le modèle. A partir de là, je n’avais plus qu’un seul objectif : le déployer partout.

Or c’était un peu le problème des business internet à l’époque : comment construire des leaders mondiaux ? En Europe, on avait beaucoup de champions nationaux mais on ne passait pas ou peu les frontières. Personne n’arrivait réellement à construire des business incroyables, mis à part les israéliens et les suédois avec Waze ou Spotify. Opérant sur des marchés si petits, ces pays-là n’avaient pas d’autre choix que de viser l’international tout de suite. Tandis que la France et ses voisins avaient cette particularité d’être à la fois trop gros et trop petits. Suffisamment gros pour construire une entreprise pérenne mais trop petits pour réellement passer à l’échelle supérieure. Mais pour nous c’était très clair : on voulait construire le leader mondial.

Je pense que cette vision me venait principalement des quelques années que j’ai passées dans la Silicon Valley. Là-bas, on ne se pose jamais la question : le monde est ton marché. Parce que lancer une start-up, c’est une course à l’échelle et au capital. C’est une conviction que j’ai ensuite renforcée lors de mon passage en capital risque à Londres où j’ai vu trop d’entreprises stagner pour ne pas avoir vu grand tout de suite. Presque inévitablement, ces entreprises finissaient noyées dans la concurrence.

Je suis donc parti bille en tête avec cet objectif : devenir leader européen puis leader mondial, vite. Et ça s’est avéré très structurant pour le projet. Non seulement c’est extrêmement stimulant intellectuellement, mais cela donne aussi une autre dimension à l’aventure. C’est d’ailleurs devenu un de nos principaux leviers pour acquérir les meilleurs talents, qui étaient séduits par des acquisitions en Inde, en Russie ou au Mexique, etc. C’est comme ça qu’on a réussi à forger une communauté forte d’alumnis BlaBlaCar (alias la BlaBlaMafia), comme une espèce de “Global Village”, dans le même esprit que ce que l’on avait connu à l’INSEAD.

Pour répondre à ta question, si je dois résumer ce chapitre, je dirais : “The only way is big.” C’est parce qu’on voyait grand qu’on a eu accès aux capitaux, à l'international et aux meilleurs talents. C’est cela qui a amorcé une période de croissance extrêmement forte pour nous. Presque trop forte d’ailleurs…

J’allais dire que cela semblait être trop beau, trop simple. Parle-nous des problèmes liés à l’hypercroissance. Quels sujets est-ce que ça a soulevé chez vous et comment les avez-vous gérés ?

Effectivement, fin 2016, on a dû se rendre à l’évidence : il fallait “ranger la chambre”. On faisait face à 3 grands enjeux.

Le premier était une question de développement. A cette époque, on avait déjà lancé plusieurs pays dont le Brésil, la Russie et le Mexique. Cela tournait bien mais on voyait la croissance ralentir. Nos ratios de LTV/CAC laissaient un peu à désirer et on commençait à voir des développements un peu disparates entre les marchés. C’était en partie dû à notre stratégie d’expansion par acquisitions. On laissait beaucoup de liberté aux équipes locales mais qui avait aussi fini par mener à des situations de sur-recrutement et à quelques divergences stratégiques.

Le second challenge était technologique. En effet, on s’est rendu compte que notre plateforme - à force de la tordre dans tous les sens - était devenue incapable d’absorber la moindre innovation. Cela allait même jusqu’aux fonctionnalités de monétisation. Bref, il fallait mener une refonte complète.

Enfin, notre modèle de gouvernance à 3 têtes arrivait à ses limites. Quand ton entreprise est jeune, être à trois te permet d’être quasi omniscient. Mais le passage à l’échelle vient compliquer les choses. Le fait d’avoir plusieurs “têtes” menait souvent les équipes à interpréter qui avait donné la consigne, pourquoi, les conclusions qu’il fallait en tirer, etc. Tant et si bien que tout finissait distordu et amplifié. Il fallait simplifier les choses.

On a donc commencé par refondre complètement le comité exécutif. C’est un projet plus prenant qu’on ne pense. Il s’agit d’une vraie transition donc il faut fournir de gros efforts de communication pour embarquer et rassurer toutes les équipes. Il a été décidé que je devienne le seul CEO. Fred et Francis sont évidemment toujours au board mais en tant que membres non exécutifs. Nous avons toujours le même trio et les mêmes discussions, mais il n’y a qu’une seule voix.

Nous avons également revu nos plans de développement. Il fallait passer de l'enfance à l'âge adulte. Nous avons donc limité les investissements dans des marchés n’ayant pas le potentiel de croissance que nous visions, comme le Mexique. La plateforme continue à opérer mais nous n’investissons plus dans la croissance.

Mais il nous restait encore le sujet de la plateforme technologique, qui n’était pas des moindres. De règle générale, les sujets technologiques sont toujours plus compliqués qu’ils n’en ont l’air. En l’occurrence, notre plateforme avait les défauts de ses qualités. Son avantage était qu’elle était solide et stable. Mais trop. Nous l’avions développée comme un monolithe avec des fondements codés dans le marbre. Pour donner un exemple, nous ne pouvions plus rendre variable le prix d’un siège passager. On était complètement bloqué sur le modèle linéaire d’origine qui définissait le prix uniquement en fonction de la distance. Alors que le transport est extrêmement cyclique; entre la baisse et la hausse saison, etc. Ce qui semblait un ajustement à la marge finira par être un projet de près de 2 ans. On a recruté un nouveau CTO qui a éclaté tout le projet en petits services pour apporter plus d’agilité.

Je pense que c’est un conseil que je donnerais aux entrepreneurs qui nous lisent : projetez-vous dès le début sur où vous serez dans 5 ans. Cela peut paraître fastidieux mais cela pourra vous faire économiser des années.

Très clair. Donc vous réussissez à consolider le navire. Mais de mémoire vous avez fait plus que ça. Tu peux nous parler du pivot de 2017 - 2018 ?

Effectivement, on a aussi pris un tournant. Tout est parti d’un constat simple : les gens adoraient l’application. Pour te donner un chiffre, 90% de notre trafic venait du bouche à oreille. Les gens adhéraient à la marque et au produit. Par ailleurs, ayant un modèle peer-to-peer, on bénéficiait naturellement d’une dynamique virale qui ne faisait que se renforcer. On est donc arrivés à la conclusion que le moment était venu d’y intégrer d’autres services.

Jusqu’à présent, on ne se focalisait que sur la voiture. Et c’était parfait au début, parce que cela reste le premier moyen de transport au monde pour le porte à porte. Mais ce n’est pas toute l’histoire. Grâce à nos opérations en Inde et au Brésil, on s’est rendu compte qu’un autre marché colossal nous tendait les bras : les bus entre villes.

On parle de marchés de $7 milliards USD au Brésil, $5 milliards USD en Inde, etc. C’est donc un secteur multimilliardaire mais extrêmement fragmenté car composé d’énormément de compagnies de bus différentes. Tout ce qu’il manquait était une bonne expérience utilisateurs et une application.

En soit, le positionnement d'agrégateur avait déjà été adopté par des entreprises comme Captain train, ou Booking.com, mais nous allions l’aborder avec un twist car nous avions déjà la voiture. C’est alors qu’on a décidé de passer d’une plateforme de covoiturage à une plateforme multimodale, ou de Mobility-as-a-Service (MaaS). BlaBlaCar allait devenir l’application qui te permet de réserver tous les services de transports nécessaires pour faire ton porte à porte.

On était très enthousiaste à cette idée mais on a été confronté à une situation qu’on avait mal anticipée : l’aversion au changement de vision des équipes de BlaBlaCar. En soit, la mission que nous nous étions fixée à l’origine était de rendre la mobilité plus intelligente et responsable. Donc le pivot faisait tout à fait sens. Mais pour certains membres de l’équipe, ce passage de l’économie collaborative au MaaS avec des lignes de bus “traditionnelles” dirons-nous, fut une vraie épreuve. Ils ne se retrouvaient pas dans cette nouvelle histoire. C’était surprenant et très intéressant de voir que certaines personnes peuvent finir plus dogmatiques que toi, concernant un dogme que tu as toi-même inculqué.

Dans ces moments-là, tu te retrouves en général avec 2 populations : les anciens qui n’adhèrent pas à la nouvelle vision et les nouveaux qui n’y voient aucun inconvénient. Mine de rien, ce revirement de positionnement nous aura pris presque 3 ans à ancrer. Si c’était à refaire, je pense que je passerais peut-être moins de temps à essayer de convaincre. Il est parfois sain de se séparer. Cela n’a pas besoin de ternir la relation et tout le chemin parcouru ensemble. 

Donc ça nous mène à 2019. A ce moment-là, le monde est secoué par une pandémie qui nous confine. Pour une entreprise qui fait dans le voyage partagé, c’est un sacré coup à encaisser. Qu’est-ce qui se passe dans ta tête quand tu vois 10 ans de travail s’écrouler en quelques jours ?

Alors, j’ai toujours considéré que la règle d’or de la start-up c’est de survivre. Or pour aller loin, il faut voir loin - notamment en termes de capitalisation. C’est pourquoi j’ai toujours poussé pour qu’on lève des fonds tant que le climat économique le permettait. Je suis probablement biaisé par mon passé en Capital Risque, mais on voit à quel point les marchés sont cycliques. Il suffit de quelques semaines pour que le marché financier se replie complètement. Et ce n’est pas quand t’as faim que tu as envie d’aller chasser. Donc chez BlaBlaCar, on n’a jamais eu moins de 2 ans de runway devant nous, soit 100 millions d’euros en banque. Cela nous a donc permis de poser calmement les choses.

Mais là où tu as raison, c’est qu’on devait urgemment trouver une solution pour protéger le cœur du réacteur : nos ingénieurs. Le COVID était évidemment une catastrophe pour le secteur du transport mais d’autres industries ont explosé. Je pense évidemment aux services de communication comme Zoom mais pas que. On s’est donc retrouvé face à un dilemme : si on mettait tout le monde au chômage partiel, on risquait de perdre nos meilleurs talents qui pourraient aller travailler ailleurs.

On s’est concertés et on a tout simplement refusé d’accepter que le COVID allait être la nouvelle norme. Cela pouvait paraître contre-intuitif mais on a décidé de voir dans cette pandémie une opportunité d’investir en masse dans notre technologie. On a donc fait ce pari là, et on en a profité pour reconstruire toute notre plateforme - et heureusement parce que ça a été salutaire.

Une leçon que je tire de cet épisode, c’est l’importance de “protéger le réacteur”. Dans notre cas, il fallait protéger nos ingénieurs. Pour d’autres entrepreneurs, cela sera autre chose. Mais à partir de là, vous saurez débusquer une opportunité pour le protéger. 

Plonger encore plus profond pour éviter la vague. Merci pour ces insights particulièrement pertinents avec les temps qui courent. J’aimerais finir sur une dernière question : Après 17 ans à travailler sur BlaBlaCar, comment te projettes-tu dans le projet aujourd’hui ? Et quel conseil donnerais-tu à ceux qui nous lisent pour construire aussi grand que vous l’avez fait ?  


Pas évident de mettre des mots dessus, mais j’ai le sentiment que le projet a atteint l’âge adulte.

Après toutes ces années de développement et d’itérations, BlaBlaCar n’est plus une start-up. C’est un service qui fait sens et que les gens aux quatre coins du monde ont adopté parce qu’ils en ont besoin.

Il suffit de voir les chiffres de 2022 et 2023. Le rebond a été énorme. Sans le moindre investissement marketing, tous les utilisateurs sont revenus utiliser l’application après le COVID. Pour dire, 2022 a été la meilleure année de l’histoire BlaBlaCar en termes de revenus - encore mieux que 2019. En 2023, on a fait presque 30% de croissance, on est devenus rentables et on va continuer sur cette voie-là.

Pour ce qui est du conseil, je dirais de toujours garder en tête : “Back-to-basics”. Est-ce que vous croyez dans ce que vous faites ? Est-ce que le monde en a besoin ? Cela stabilisera votre entreprise, votre proposition de valeur, votre produit, vos recrutements, etc. C’est le ciment de tout.

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A propos de Nicolas

Avant de lancer BlaBlaCar, Nicolas était un investisseur en capital-risque spécialisé dans les investissements Internet grand public et les télécommunications pour Amadeus Capital Partners à Londres (Royaume-Uni). Il a dirigé ou codirigé des investissements dans Linkdex, Octotelematics ou Secerno (aujourd'hui Oracle). Nicolas a commencé sa carrière chez DiCon Fiberoptics à Berkeley, en Californie, et a passé 6 ans chez Gemfire dans la Silicon Valley.

Nicolas est titulaire d'un MBA de l'INSEAD, d'un MSc en optique de l'Ecole Supérieure d'Optique et d'un MSc en physique appliquée de l'Université Paris XI.

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