L'avenir du portage de risques : entre adaptation et pragmatisme
Dans un monde où les risques se multiplient et se complexifient, le secteur de l'assurance traverse une période charnière. Pour comprendre les enjeux et les perspectives du portage de risques, nous avons échangé avec deux experts aux parcours complémentaires : Arnaud Ducruix et Quentin Huin Morales.
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Le portage de risques fait face à des défis inédits.
Entre l'émergence de nouveaux risques, l'évolution des modes de consommation et les contraintes réglementaires croissantes, comment les acteurs du marché s'adaptent-ils ?
Pour éclairer ces enjeux, nous avons échangé avec deux experts :
Arnaud Ducruix, Directeur des Risques chez Seyna, fort de plus de quinze ans d'expérience dans la gestion des risques et la réassurance, notamment à l’ACPR.
Et Quentin Huin Morales, Senior Risk Placement Manager, dont l'expertise en tant qu'actuaire et son passage par des structures innovantes apportent un éclairage unique sur les évolutions du marché.
Les défis multiples du marché
La transformation des risques traditionnels
"Dans tous les secteurs traditionnels de l'assurance, il y a des challenges aujourd'hui", observe Arnaud. Chaque branche fait face à ses propres défis :
- En santé : Des changements réglementaires constants qui bouleversent le marché.
- En automobile : L'inflation qui impacte directement les coûts.
- En habitation : Des événements climatiques de plus en plus fréquents et intenses.
Outre les spécificités réglementaires, la principale différence est l’horizon de temps et les points d’attention dans le suivi des affaires. Aujourd’hui un portefeuille santé, même si c’est un risque court, se travaille sur plusieurs années avec une attention particulière sur la rotation du portefeuille.
Le cas du risque climatique est particulièrement révélateur de cette tendance.
Comme l'explique Quentin : "Le climat est un risque qui existe depuis toujours, mais qui évolue et s'aggrave. En France, nous avons un régime particulier avec la garantie de l'État via la CCR. L'impact est direct : chaque particulier va retrouver l'augmentation des surprimes auto et habitation dans sa note d'assurance."
Arnaud précise : “Le risque climat est je pense la priorité aujourd’hui mais le sujet dépasse les actuaires car il appelle sans doute des modifications profondes du système assurantiel avec justement une refonte des partages et des transferts de risque”.
L'émergence des nouveaux risques
Le paysage des risques s'enrichit de nouvelles menaces, notamment le risque cyber.
Comme l'explique Quentin : "C'est un risque différent, moins palpable. Les gens, quand il y a une tornade, ils le voient directement. Le risque cyber, c'est quelque chose d'immatériel." Cette nature particulière pose des défis spécifiques en termes d'évaluation et de tarification, notamment par le manque d'historique de données.
Le risque cyber est un risque émergent, qui grandit vite mais qui me semble moins prioritaire en termes d’efforts d’appréhension aujourd’hui. Il faut toutefois y consacrer un peu de temps pour améliorer sa compréhension, pour préparer demain.
L'émergence de ces risques pousse les acteurs du secteur à développer des compétences techniques et humaines spécifiques. "Il est crucial de bien comprendre le risque derrière le produit", note Quentin. Il ajoute que l'écoute et la capacité à prendre du recul sont essentielles pour naviguer dans les relations complexes entre assureurs et courtiers.
Maîtriser les fondamentaux
L’assurance est avant-tout une question de confiance.
La gestion du risque n’échappe pas à cette règle. On dit souvent que la confiance n’exclut pas le contrôle, mais sans confiance les contrôles ne sont en rien suffisants. Pour gérer des risques, dans notre modèle en délégation par exemple, il faut avoir des partenaires de qualité, ce qui implique des compétences techniques pour comprendre la chaîne de valeur mais également de bonnes relations de travail.
Les actuaires ont un rôle à jouer pour avoir et pour promouvoir des idées mais ils ne pourront rien faire seuls.
"Plus le marché est intermédié, plus l'accès aux données est réduit pour ceux qui se trouvent à l'extrémité de la chaîne de valeur."
Quentin Huin Morales, Senior Risk Placement Manager
La data : nerf de la guerre
La vision Seyna
Dans ce contexte, la data joue un rôle central.
Chez Seyna, comme le note Quentin, "avoir une seule source de vérité au sein d'une même entreprise" est crucial pour garantir l'efficacité et la réactivité. L'accès à des données précises et en temps réel permet de réduire l'asymétrie d'information entre les acteurs, un défi majeur pour le secteur.
Ce défi pousse notamment Seyna a développer une technologie spécifique d’assureur pour centraliser et exploiter efficacement les données.
L’accès à la donnée
Comment accéder correctement à cette donnée ?
"Plus le marché est constitué d’intermédiaires, plus l'accès à la donnée se retrouve réduit pour ceux à la fin de la chaîne de valeur", explique Quentin. "Les courtiers qui distribuent ont toute la donnée, mais l'entonnoir se rétrécit progressivement. Le défi est de permettre à tous les acteurs d'avoir le maximum d'informations en temps réel."
Cette asymétrie d'information pose des défis particuliers, notamment pour les réassureurs, qui se retrouvent souvent éloignés de la source des données.
Les avantages des structures agiles
Cette problématique est particulièrement sensible pour les structures moyennes.
Mais comme le note Arnaud : "La technologie permet de faire des économies d'échelle. Plutôt que d'avoir trois personnes sur le même fichier Excel, avec un bon outil, on peut avoir une demi-personne."
L'avantage des structures plus petites ?
"Nous ne sommes pas un groupe qui résulte de la fusion de dix acteurs différents avec des systèmes d'information qui ne se parlent pas."
L'agilité de ces structures leur permet également d'éviter les problèmes de systèmes d'information disparates que connaissent les grands groupes. Les néo-assureurs n’ont pas de technologie héritée et peuvent par conséquent s'adapter beaucoup plus rapidement aux changements du marché.
Les critères d'un programme assurable
Le Graal
Avant de repenser le portage de risques et s’adapter à la transformation, reposons les bases : pour qu'un programme soit assurable (ou réassurable), plusieurs critères clés doivent être réunis.
“Le Graal”, selon Arnaud :
- Un fort potentiel de chiffre d'affaires sous 2-3 ans
- Une espérance de gain largement positive
- Une volatilité maîtrisée
- Un niveau de concurrence modéré
En matière de placement de risques, il faut également privilégier la simplicité. Quentin insiste sur l'importance de la qualité de la distribution et de la gestion des risques, des facteurs clés pour réduire les réticences des réassureurs.
Il nous détaille son opinion : “Quand les montages et les contraintes sont trop éloignés des risques sous-jacents et pas assez “naturels”, la gestion sera complexe, la transparence difficile et la relation assureur / réassureur en pâtira.”
Confiance et transparence
Au-delà des chiffres, la confiance est primordiale.
"Un programme où le réassureur ne comprend pas vraiment le risque rentre dans la catégorie 'pas réassurable', non pas parce que les risques ne le sont pas, mais parce qu'il n'a pas compris", souligne Arnaud. Cette confiance se construit notamment à travers la qualité et la transparence des données partagées.
Chaque partie doit prendre conscience des apports et des contraintes des autres dans la chaîne de valeur. Les conditions de travail doivent permettre un alignement des intérêts et une répartition équitable de la valeur.
L'impact croissant de la réglementation
Solvabilité 2 et ses implications
La réglementation influence profondément les stratégies de réassurance et de portage de risques.
Arnaud illustre ce point avec l'exemple du choix entre réassurance proportionnelle et non proportionnelle : "Le non proportionnel n'est pas reconnu ou très peu reconnu dans la réglementation Solvabilité 2. D'un point de vue gestion des risques, nous aimerions y faire appel pour limiter notre volatilité, mais c'est inefficace en termes de besoin en capital."
Pour Seyna par exemple, la réglementation incite par conséquent à utiliser un système de réassurance au lieu d'un autre.
“On observe également un peu de frilosité envers le monde de courtage, peut-être liée aux contraintes réglementaires qui se sont accrues”, nous explique Quentin.
L'émergence des critères ESG
Les critères ESG deviennent incontournables. "Nous allons rentrer dans la réglementation CSRD qui va nous imposer de publier les scores de nos actifs et passifs", explique Arnaud. Cette évolution pousse à repenser les produits, comme l'illustre l'exemple de la Panne-Casse-Vol, où la réparation pourrait être privilégiée systématiquement sur le remplacement.
"On peut s'imaginer que les réassureurs, dans le futur, attribueront des notes sur les cédantes pour des raisons ESG", anticipe Quentin.
La conformité et l'éthique deviennent des éléments clés pour les assureurs. Arnaud souligne que, bien que les critères ESG ne soient pas encore largement imposés, leur adoption pourrait transformer la manière dont les risques sont évalués et acceptés.
Quentin note une tendance intéressante : "Certaines mutuelles excluent déjà certaines causes qui ne rentrent pas dans leurs critères ESG. Par exemple, une mutuelle qui refuse les conventions collectives liées à l'alcool ou au tabac."
"En assurance, les fondamentaux restent les mêmes, mais les outils évoluent. La technologie nous permet d'avoir de l'information et de la traiter plus facilement, tout en gardant l'expertise humaine au cœur de nos décisions."
Arnaud Ducruix, Directeur des Risques
Nouveaux modes de distribution
Vers une assurance à la demande
Le futur de l'assurance pourrait se dessiner autour de nouveaux modes de consommation.
Quentin imagine : "Les gens vont peut-être plus avoir tendance à s'assurer ponctuellement. Ils savent qu'ils vont partir au ski, ils vont prendre une assurance spécifique."
Quentin évoque également l'idée de l'assurance au kilomètre ou "pay as you drive", bien que sa rentabilité reste à prouver.
Cette flexibilité pourrait séduire une nouvelle génération de consommateurs, mais soulève des questions sur la mutualisation des risques et l'anti-sélection…
La digitalisation des parcours
L'évolution des modes de distribution est inévitable, mais encadrée.
"Une des raisons pour lesquelles on n'a pas eu d'ubérisation de l'assurance, c'est que la distribution est hyper encadrée", rappelle Arnaud. La comparaison avec Boursorama Banque revient souvent : "Malgré le succès de Direct Assurance. Il nous manque le Boursorama de l'assurance", note-t-il. Le parallèle avec la banque reste à nuancer, car c’est aussi un secteur très réglementé.
Les parcours de souscription en assurance, quant-à-eux, ont encore beaucoup de potentiel d’améliorations dans le futur. Comme le démontre Arnaud : “Je lisais récemment dans le rapport Earnix sur les tendances du secteur en 2024 que 58% des assureurs interrogés avaient besoin de plus de 5 mois pour changer des règles de souscription.”
C’est un délai énorme ! Il y a vraiment quelque chose à faire pour accélérer la mise sur le marché de produits d’assurance.
Le rôle des GAFAM
La question de l'entrée des GAFAM dans l'assurance fait débat.
Arnaud analyse : "Je crois plus aux GAFAM en tant que distributeurs qu'en tant que compagnies d'assurance. Créer une compagnie d'assurance immobilise beaucoup de capitaux."
Quentin ajoute que même Tesla, malgré ses tentatives dans l'assurance auto, reste limité par des questions de diversification et de mutualisation.
Exemples de perspectives prometteuses
La santé animale
"La santé animale a pas mal le vent en poupe", note Arnaud, tout en soulignant la nécessité de gérer l'aléa moral à travers des franchises adaptées.
Les contrats non responsables en santé
Une innovation intéressante se dessine avec les contrats non responsables en santé, particulièrement pour les retraités qui pourraient préférer "s'assurer à moindre coût contre les risques graves et conserver pour eux le tout venant de leur santé au quotidien."
L'approche mutualiste
“De nombreuses mutuelles restent compétitives en faisant petit à petit évoluer leurs statuts ou règlement mutualiste, sans se renier.” nous dit Quentin “Elles arrivent à étendre leur champ d’action et leurs possibilités pour faire face aux mutations du marché de l’assurance.”
Cela nécessite également d’employer leurs ressources pour accompagner cette transformation.
Le rôle de l'IA
Apport et limites
Nous sentons le vent tourner mais sans pour autant assister à une révolution de nos méthodes de travail.
L'IA trouve sa place comme assistant plutôt que comme décideur. Arnaud illustre : "L'IA peut être un assistant pour dégrossir un sujet ou préparer une étude, mais ne va réaliser des analyse statistiques et un Copil à la place d’un actuaire" Son utilité se révèle particulièrement dans l'enrichissement des données, comme pour la catégorisation automatique des spectacles dans l'assurance annulation par exemple.
Les experts s'accordent sur le fait que l'IA ne remplacera pas l'expertise humaine. Elle peut aider à structurer la réflexion et à traiter des volumes importants de données, mais le jugement final reste humain.
Modèles de risques
Si l’on aborde la révision des modèles de risques actuels, la question de la granularité se pose.
A quel niveau faut-il descendre ? Et est-ce pertinent ?
Car la complexité s’accroît avec le nombre de Model Points. Quentin nous explique : “La technologie nous permet de la traiter mais il faut pouvoir la comprendre et l’expliquer. L’intelligence artificielle peut nous y aider mais l’actuaire doit garder la maîtrise de ses modèles.”
Conclusion : Une mutation maîtrisée
L'avenir du portage de risques se dessine à travers une évolution progressive plutôt qu'une révolution brutale.
Comme le résume Arnaud : "Les fondamentaux restent les mêmes, mais les outils évoluent." La clé du succès réside dans la capacité des acteurs à conjuguer innovation technologique, maîtrise des risques et adaptation aux nouvelles attentes des assurés.
La particularité du secteur, rappelée avec justesse par Quentin, reste fondamentale : "Dans la plupart du temps, l’assuré paie son assurance pour rien. Et c’est tant mieux ! Heureusement que ce n'est pas rentable, parce que si ça l’était, l’assuré vivrait une année difficile".
Cette réalité paradoxale continuera de façonner l'évolution du secteur, même dans un contexte de transformation accélérée.