"Bold." | Transformer le freelancing, avec Vincent Huguet, co-fondateur de Malt
Ils ont créé une nouvelle façon de travailler à l'échelle d'un continent en moins de 10 ans. Vincent Huguet raconte comment Malt a réussi à transformer la gestion des talents dans toute l'Europe.
Certains individus parviennent à façonner le monde dans lequel nous vivons. Pourtant nous n’avons tous que 24 heures par jour. Comment font-ils ? Quelles sont leurs méthodes ? Leurs stratégies ? "Bold." explore l'ADN et les stratégies des individus qui transforment leur secteur. Aujourd’hui, rencontre avec Vincent Huguet, CEO et co-fondateur de Malt, 1ère plateforme de Freelancing en Europe.
Le statut d’auto-entrepreneur n’avait pas 4 ans quand Vincent et ses associés ont eu une nouvelle vision pour le travail. Comment permettre aux individus d’exprimer leur talent où ils le souhaitent, sans se contraindre à ne travailler que pour un seul employeur ? Comment permettre à toutes les entreprises d’accéder aux meilleurs talents du marché en quelques clics ?
En moins de 10 ans, Malt aura réussi à transformer le monde du travail à l’échelle d’un continent. Lancée en 2013, Malt c’est aujourd’hui 650k freelances dans toute l’Europe proposant leurs services à 70k entreprises, plus de 160 millions d’euros levés - et pas loin de 1 milliard d’euros de volume d’affaires.
Aujourd’hui, nous revenons sur la méthode et la stratégie qui ont permis d’instaurer un nouvel usage comme le freelancing sur toute l’Europe.
Vincent, commençons par le début. Comment se lance-t-on dans un projet d’une telle envergure ?
Il me semble que le mot qui le décrit le mieux est la sérendipité. Je veux dire par là que les opportunités émergent si on se laisse les voir et les saisir.
En l’occurrence, tout est parti d’un besoin que j’ai expérimenté moi-même. Au début des années 2010, je gérais Ooprint et Dromadaire, des entreprises spécialisées dans la création de cartes numériques que j’ai fondées. Je faisais donc souvent appel à des créatifs pour des prestations ponctuelles, mais trouver des talents qualifiés était toujours compliqué.
Coup du destin : en 2012, je rencontre quelqu’un qui a lancé son collectif de freelances. Cette personne, c’est Hugo, mon futur associé. Pour remettre les choses dans leur contexte, le statut d’auto-entrepreneur avait à peine 4 ans d’existence. Le freelancing était encore l’affaire d’une poignée de marginaux. Imaginer des personnes hyper-performantes, ayant fait des études brillantes, choisir un mode de vie "précaire" pour reprendre les mots de l'époque… On flirtait avec l'hérésie !
Mais on a senti quelque chose. Avec mon prisme “besoins des entreprises” et la perspective freelance d’Hugo, on a commencé à travailler sur le sujet.
Le dernier élément qui a bouclé la boucle fut Airbnb. En tant qu’early adopter et grand amateur de la plateforme déjà à cette époque, je m’en suis largement inspiré pour construire le modèle. C’est ainsi que nous avons lancé Hopwork, alias Malt aujourd’hui : la marketplace de mise en relation entre freelances et entreprises.
Pour répondre à ta question donc, je trouve que les grands projets s’ancrent souvent dans le vécu. Une analyse froide du marché ne donnera jamais la même empathie et la même résilience qu’un besoin que vous aurez expérimenté vous-même. A partir de là, cela ne devient plus qu’une question de saisir les opportunités et garder le cap.
Au milieu des années 2010, Malt n’était pas seule sur le créneau des plateformes de travailleurs indépendants. Quels partis pris stratégiques vous ont permis de vous démarquer ?
Effectivement, des plateformes de mise en relation il y en a (presque) toujours eu. A cette époque, il existait déjà des plateformes américaines globales de mise en relation (ex.: Fiverr, Amazon Mechanical Turk, etc.). Mais elles avaient toutes le même angle : offshore et pas cher. Or ce n’était pas du tout notre vision.
Notre ambition était de nous focaliser sur les nouveaux artisans, les nouveaux créatifs; ceux que nous considérions comme des stars. Ces personnes qui avaient tellement peaufiné leur expertise, qu’elle leur permettait désormais de s’émanciper et de choisir où la déployer. C’est cette conviction qui nous a amenés à renverser le modèle.
Concrètement, à l’époque les freelances devaient se rendre sur le site d’entreprises pour postuler. Nous avons donc créé la plateforme sur laquelle les entreprises allaient elles-mêmes venir chercher les meilleurs freelances. Je pense que ce positionnement sur des profils hyper qualifiés a fait une grande partie du succès de Malt.
Cela été très structurant pour nous et c’est ce qui est à l’origine de notre seconde marque de fabrique : l’importance accordée à l’offre, soit les freelances. C’est crucial pour toute marketplace mais nous en avons fait une obsession. Des parcours simples, de la formation avec Malt Academy, de l’événementiel pour développer leur réseau, une assurance offerte et incluse dans toutes leurs prestations, etc. Sur un marché pénurique comme celui des talents, le seul moyen de viabiliser l’activité est de garantir aux freelances la meilleure expérience du marché. Cela ne veut pas dire qu’on laissait la partie demande (entreprise) pour compte. Mais l’offre freelance a toujours été au cœur de nos préoccupations.
Enfin, je considère que notre rapidité a été décisive. C’est parce que nous avons été les premiers à atteindre une telle taille critique que nous avons pu lever +160 millions d’euros. Cela nous a donné une longueur d’avance côté produit, et on la maintient désormais. Cela nous a aussi permis d’être les premiers à nous déployer à l’international. S’il y a un appel d’offre européen aujourd’hui, on est quasiment certains de le remporter.
Entendu, pour la partie stratégie. En termes d’exécution maintenant ; comment passes-tu d’une idée à 100k clients en 10 ans ? Quels sont tes secrets ?
Alors, cela va paraître contre-intuitif mais je suis un fervent ambassadeur de la philosophie Airbnb du “Do Things that Don’t Scale”. Autrement dit : “Oubliez le passage à l’échelle”.
Je vais prendre un exemple que j’ai vécu moi-même. Comme je le disais, j’étais parmi les premiers usagers d’Airbnb en France. Or quelques semaines après avoir accueilli mes premiers hôtes en 2009, je recevais la visite d’employés Airbnb. Ils étaient là pour rencontrer les utilisateurs de la plateforme, comprendre nos enjeux, nos expériences et nos irritants. Cela semblait tellement extrême de dédier autant de ressources à la compréhension de ses clients que cela m’a profondément marqué.
De fait, cela reste un des piliers de notre stratégie communautaire à date.
Aujourd’hui, Malt ce sont 650k freelances. Dédier du temps à chacun d’entre eux est tout simplement impossible. Pourtant, nous n’avons jamais cessé d’organiser des événements avec notre communauté. Cela prend la forme de verres avec des groupes d’une trentaine de personnes ou encore d’un “Advisory Board” constitué de 17 freelances, de pays différents, que nous consultons tous les 6 mois pour nourrir notre réflexion.
Investir autant dans une poignée d’utilisateurs semble absurde sur le plan financier. Et pourtant, c’est l’un des piliers de notre développement. Non seulement, c’est notre source la plus qualitative de retours terrain, c’est également ce qui nous permet de fédérer des groupes d'ambassadeurs. C’est un formidable canal d'acquisition, moins coûteux que de la publicité.
C’est d’ailleurs ce que fait Salesforce avec sa communauté de 20.000 “trailblazers”. Imaginez des personnes externes à Salesforce mais qui promeuvent l’entreprise dans leurs boîtes respectives. Ils ont des T-Shirts, des événements, etc. Ils ont réussi à fédérer une véritable communauté chez leurs clients et c’est extrêmement puissant.
De manière générale, je trouve que les plus belles boîtes tech sont celles qui s’aventurent le plus dans le monde physique. A ses débuts, Uber envoyait ses employés distribuer des tracts dans la rue. Stripe envoyait ses collaborateurs installer eux-mêmes le code Stripe pour le paiement en ligne des plateformes e-commerce chez leurs clients. En termes de ROI, c’était une catastrophe à court terme. Mais à long-terme, cela fédère les collaborateurs et les clients autour du projet de manière beaucoup plus forte qu’en ligne.
Si je dois résumer, le vrai enjeu est de faire de cette obsession client et ce goût du terrain une partie de votre culture. Cela implique d’accepter que tout n’est pas mesurable. Mais quand c’est bien exécuté, vous verrez que cela sera un de vos actifs les plus précieux et que la répétition de ces actions permet de les passer à l’échelle.
Et si je devais définir un second grand principe d’exécution, je mentionnerais l’importance de protéger la culture d’innovation.
Je citerai l’exemple d’un des Product Manager de Dropbox qui nous avait fait visiter ses bureaux et qui nous disait : “Dropbox, ce n’est pas une entreprise. C’est 70 entreprises.” Il faut préserver l’esprit entrepreneurial indépendamment du nombre d’employés. Comment faire ? En découpant votre boîte en plein de boîtes. Un certain niveau de concurrence interne est sain pour l’innovation. Au final, un projet émergera et servira le client. C’est vrai sur les sujets tech, mais également commerciaux, product, etc.
Pour créer ces groupes d’innovation, il vous faut a minima 2 types de profils :
- Les Mavericks : les entrepreneurs rebelles qui foncent dans le tas.
- Les Généraux d’armée : les profils qui déroulent, pérennisent et optimisent en permanence.
Je ne le dis pas par bien-pensance; je suis intimement convaincu que la variété des profils nourrit énormément le business et la créativité. Pour des innovations de rupture, il faut des équipes de rupture.
Attention toutefois à bien créer un environnement de travail adéquat pour cette typologie de projets. Pour cela, il vous faut protéger vos équipes qui innovent. Square, le service de paiement, allait jusqu’à isoler physiquement les équipes travaillant sur des projets d’innovation. Parce que si tout le monde y a accès et s'y intéresse, cela finit par freiner. Or, il faut accepter que cette équipe fasse des erreurs, que les idées se développent sans consensus et c’est seulement une fois que le projet est stabilisé qu’il peut réintégrer le vaisseau amiral.
Créer une culture de l’innovation, ça passe par les process dont tu parles mais ça passe avant tout par des humains. Comment t’y es-tu pris pour recruter +600 Malters avec cette mentalité de faire avancer Malt tous les jours ?
Déjà, il faut accepter que lorsque l’on lance une entreprise, recruter est l’un des plus gros enjeux. Que c’est un sujet qui va forcément vous demander énormément de temps et d’efforts. Et cela va fonctionner par cycles. A certains moments, vous serez bien staffés, et ça va dérouler. A d’autres moments, il faut passer un nouveau palier, et le recrutement engloutira la moitié de votre semaine. C’est l’un des enjeux le plus compliqué à gérer mais je me suis forgé quelques convictions au cours des dernières années.
La première est que le recrutement, c’est de la vente. Il faut considérer chacun de vos candidats comme un ambassadeur potentiel. Il est donc crucial de préserver une bonne image à chaque conversation.
La deuxième est que vous embauchez des humains. Il faut donc comprendre qui vous avez en face de vous. Pour cela, je creuse systématiquement le côté extra-scolaire ou extra-professionnel. Vous voulez impérativement des gens radicalement différents, mais tous avec le même socle d’optimisme. Des gens qui ont un peu envie de changer le monde et qui croient qu'on peut le changer.
Le troisième principe est de toujours recruter meilleur que vous. Bob Metcalfe disait : “B people hire, C people. But A people recruit A+ people.”
J’ai interviewé les 130 premiers Malters, jusqu’aux stagiaires, mais à un moment il vous faudra lâcher prise. Et pour le faire en confiance, il faudra que vous ayez inculqué votre niveau d’exigence à vos équipes. Cela se fait sur la durée.
Enfin, tout recrutement est contextuel. Si vous ouvrez un pays et que vous devez recruter un 401ème employé, vous ne recrutez pas un(e) 401ème mais un(e) premièr(e) employé(e). Il vous faut des entrepreneurs dans l’âme. Des gens qui s'efforcent d’aller au-delà de la fiche de poste.
Des questions ou réflexes d’entretien à partager ?
Il n’y a pas de science exacte mais quelques indicateurs qui peuvent servir … :
- Si vous deviez être amenés à passer 5h coincés à l’aéroport avec cette personne, passeriez-vous un bon moment ? S’il y a un doute, il n’y a pas de doute.
- C’est presque une superstition, mais au fil des années on est devenu de plus en plus vigilants vis-à-vis des personnes ne souriant pas du tout en entretien. On refuse systématiquement les candidats qui ne lâchent pas un sourire. Avoir en tête que l’exercice de l’entretien peut être difficile pour des introvertis, mais vous voulez des gens positifs.
- Demandez à votre candidat(e) de vous expliquer le modèle économique de Google. Cela vous permettra de jauger de son niveau de curiosité sur des services du quotidien.
Très clair. On comprend que tu attribues une énorme part du succès de Malt à l’organisation et au collectif. Mais sur le plan plus personnel maintenant, de qui as-tu besoin autour de toi pour réussir ?
Je pense que mon “talent”, ou du moins ce que j’aime faire, est de connecter les gens. Je le fais naturellement dans ma vie de tous les jours. Ce qui n’est pas le cas de l’analyse détaillée des chiffres par exemple. Je sais repérer ce qui est bon ou quand quelque chose cloche mais je n’y prends aucun plaisir. C’est pour ça que j’ai très vite fait équipe avec des personnes qui étaient câblées pour la finance et la data.
Et au final, c’est ce qui m’anime le plus : les synergies qui s’opèrent quand des gens commencent à travailler ensemble. Dans notre cas, l’équipe fondatrice était très tech. De mon côté, j’étais plus axé expérience utilisateur. Et c’est lorsque l’on a combiné les deux passions que la magie s’est opérée. Les développeurs résolvent des problèmes extrêmement complexes. Tandis que moi, je m’attèle à rendre l’expérience la plus simple et intuitive possible, etc.
Que ce soit en business, dans les romans que je lis, les films que je regarde, c’est cette alchimie qui me fascine. Malt n’est d’ailleurs que l’expression technologique de cette quête latente que j’ai de toujours créer des ponts entre les gens.
Créer un leader européen a l’air presque intuitif à t’écouter parler. J’imagine cela dit que tu as dû avoir des moments compliqués aussi. Comment les as-tu gérés ? D’où puises-tu ta résilience ?
J’ai compris ce qu’impliquait la résilience le jour où j’ai eu des jumeaux, avec leur aîné. (Rires…)
Quand tu dois gérer ce niveau de sollicitation en étant par ailleurs entrepreneur, tu dois te “scaler” toi-même. Et cela passe par des bons recrutements et apprendre à bien déléguer.
Sinon je crois beaucoup en l’importance du mouvement. Le stress c'est une bulle dont il faut s’extirper. Physiquement, j’entends. Je fais donc du sport et je marche énormément. J’apprécie particulièrement les “walking meetings”. C'est souvent là que viennent les meilleures idées parce que le mouvement aide à sortir du “face à face” et à prendre du recul.
Enfin, il y a quelque chose que la technologie ne peut pas remplacer dans le physique. Ça m'aide également parfois devant les personnes en vrai. Si on a un sujet dans un marché, je vais souvent choisir d'aller voir l'équipe sur place. On sent mieux les personnes et les sujets qu’à travers un écran.
La résilience est dans le mouvement donc ! Et si on parle productivité maintenant, as-tu des méthodes ou des routines que tu pourrais partager avec nous ?
Tu mises sur le mauvais cheval. J'ai horreur de la routine. Aussi, je ne me considère pas comme quelqu’un de très “méthodique”…
La seule routine que j’affectionne étant peut-être celle que j’ai avec mes enfants; de les réveiller, de leur préparer un petit-déjeuner avant l’école. C’est une régularité qui me sert de base et me nourrit en donnant un sens à ma journée.
Pour le reste, je pense que ma seule “particularité” serait d’attacher beaucoup d’importance aux moments de vide. Or la nature a horreur du vide. Si vous ne les bloquez pas dans votre agenda, ces créneaux se rempliront. Alors que ce sont des moments importants pour reprendre de l'énergie, réfléchir ou encore gérer des urgences.
Je pense que notre société valorise trop la suractivité. Il faut donc provoquer le vide. Il faut proactivement se créer des plages de “deep-work”, lors desquelles vous pouvez travailler sans distraction ou interruption. On en a d’ailleurs fait un process chez Malt : le 1er Mercredi de chaque mois est un jour sans réunion interne. Cela sert à certains Malters à se rendre compte des gains de productivité possibles quand on se garde des plages de travail ininterrompues.
Merci Vincent pour tous ces conseils très actionnables. J’aimerais conclure avec les prochains projets qui te tiennent à cœur. Qu’est-ce qui vient après Malt ? Te reste-t-il des lubies ?
Malt, n’est qu’à ses débuts ! On devrait atteindre le 1er milliard de volume d'affaires cette année. Or le marché européen, c’est 500 milliards d’euros. Donc on a encore un peu de chemin… Plus sérieusement, apporter toujours plus de possibilités à nos clients et nos freelances reste une grande motivation pour moi. C’était vrai il y a 10 ans, ça l’est toujours aujourd’hui.
Enfin, je pense qu'il y a un modèle européen de la tech à inventer. L'Europe a besoin d'avoir de belles entreprises, pas seulement pour le côté financier, mais également pour imposer notre façon de faire dans le monde sur les sujets de Data par exemple. C'est un sujet très important pour moi.
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À propos de Vincent
Au-delà de ses responsabilités chez Malt, Vincent fait partie du membre du conseil d’administration du collectif France Digital. Il a également lancé Pollen, un organisme de formation permettant à des professionnels d’apprendre auprès d’experts en activité.